CHAPITRE II

Avant de me quitter, Lélia a accroché sa photographie en face de ma couchette. Déjà trois jours de cela et cette photo est toujours là. Pourquoi ? Je ne regrette pas Lélia. Pas plus que je n’ai regretté les autres. Ce n’était qu’une escale.

On ne peut pas emmener de regrets dans l’espace. Si on en avait avec soi, on deviendrait fou. J’ai connu un aspirant qui était parti pour oublier. Le malheureux ! Dans l’espace la mémoire est toujours plus aiguisée. Les souvenirs y prennent une étrange intensité et s’ils sont douloureux on ne peut plus s’en débarrasser.

Je n’en ai pas. Je n’en ai jamais voulu. Dès que je descends à terre, je m’isole dans une indifférence hermétique et glaciale. Les colons ne peuvent pas comprendre. Ils nous prennent pour des monstres.

Nous sommes des monstres ! Fatalement. Il faut. C’est indispensable. Si nous nous laissions aller au sentiment tout s’écroulerait. L’armature d’un édifice n’a pas à se poser de questions et nous sommes un peu l’armature de cette civilisation que nous défendons sans la connaître, de cette société que nous protégeons en l’ignorant.

Des livres m’ont parlé de Terre O. O pour originelle par opposition aux terres conquises. Des films me l’ont montrée à différentes époques. J’ai lu les livres qui sont son patrimoine, mais, si j’avais désiré y aller, ça n’aurait pas été possible.

Je suis né à trois générations de la Terre. Des générations de soixante-dix ans. Si je partais aujourd’hui dans un vaisseau qui ne quitterait pas une seconde l’interespace, ce serait mon petit-fils qui y arriverait. Mon petit-fils déjà vieillard.

Malgré cela, nous nous considérons comme des Terriens quelle que soit la planète où nous sommes nés. Toutes ne sont en fait que des étapes. Chaque génération fournit son contingent pour un nouveau bond en avant. Chaque génération à chaque étape.

 

« ALERTE GENERALE »

 

Le haut-parleur nasille son appel au-dessus de ma tête et je saute de ma couchette pour commencer immédiatement à m’équiper. Plutôt rares, les alertes générales, car elles signifient que nous sommes en contact avec l’ennemi.

Partis de Thuban I, il y a trois jours, nous sommes dans le secteur de Thuban IV, colonisé aussi, mais où nous ne devions pas relâcher.

Une rencontre dans l’espace. Une sorte de sommet. Le sort de toute la galaxie va se jouer. A moins que l’ennemi ne réussisse à se dégager. Généralement, c’est ce qui arrive, car les Althées se sentent inférieurs.

A bord, seul le commandant a participé à une de ces batailles décisives. Du côté de Canopus. Il y a quinze ans. D’habitude, nous ne nous battons qu’au sol. Contre les milices althées, baptisées force de sécurité dans leur langage.

Tenue de combat, puisqu’il s’agit d’une alerte générale. Combinaison noire, climatisée, marquée au sceau des « combattants ». Le triple éclair d’un fulgurant foudroyant une tour tronquée.

Ceinturon de guerre pourvu de tout un arsenal et qui ne pèse rien sur le corps à cause de son dispositif antigravité. Sac dorsal. Sans poids également, mais contenant de quoi survivre un an dans n’importe quelles conditions. Même sur une planète dépourvue d’oxygène.

Au-dessus du sac, un compensateur qui permet le vol individuel jusqu’à mille cinq cents mètres de hauteur et à une vitesse qui peut atteindre cent kilomètres à l’heure, visière du casque baissée.

Hermétique, ce casque, et pouvant se transformer en globe de protection, lorsque l’atmosphère n’est pas saine. Je le coiffe. Il me protège la nuque et le haut de la tête. Des bottes courtes.

Un dernier regard à ma cabine. Je ne la reverrai peut-être jamais. Avant de sortir, j’adresse un sourire ironique à l’image de Lélia qui a l’air d’attendre dans son cadre.

 

 

Le trottoir roulant m’emporte. Tout est automatique sur le vaisseau, coordonné par un cerveau électronique servi par une véritable armée de robots spécialisés capables de faire face à toutes les situations et d’effectuer n’importe quelle réparation, que ce soit à la coque, à l’appareillage électrique ou aux moteurs.

L’avantage des machines est que leur action est instantanée. Elles n’ont jamais besoin de chercher la cause d’une panne, puisque c’est le dérangement lui-même qui les met en action.

L’homme n’est nécessaire que pour fournir les coordonnées de direction. Il n’y a qu’en cas de combat que le commandant reprend la direction au tableau de commande.

— Du sérieux cette fois, chef ?

En me retournant j’aperçois Bouvier. Le suppléant de mon commando. Celui qui prendrait immédiatement le commandement du groupe, s’il m’arrivait quoi que ce soit. En tenue de combat, lui aussi.

Un fort gaillard au visage un peu buté. Large d’épaules, massif et puissant. Originaire de Syra. Vingt-six ans. Un bel avenir devant lui dans les « combattants ».

Il avance en sautillant sur le trottoir roulant pour me rattraper.

— On va enfin en découdre ?

— Je n’en sais rien, Bouvier. Ce sera sans doute comme d’habitude.

— Les Althées décrocheront ?

— Probablement.

— Bien ma chance. Je ne voudrais tout de même pas finir la campagne sans avoir vu au moins une fois un de ces salopards.

— Tu n’as jamais participé à une expédition contre une de leurs colonies ?

— Non. L’occasion s’est présentée deux fois… et c’était mon tour de surveillance à bord.

— Les Althées sont humains. Exactement semblables à nous. Seul, l’uniforme nous différencie.

— Je les ai vus en film, mais j’aimerais tout de même les regarder en direct.

— Dans l’espace, il n’y a guère de chances.

— Ça arrive pourtant.

— A condition qu’un de leurs torpilleurs individuels, les skilds comme ils disent, s’englue dans un faisceau d’ondes paralysantes.

Le trottoir roulant passe devant les ascenseurs. Nous sautons sur le palier stable et les portes coulissantes des grandes cages de verre s’ouvrent devant nous.

— Qu’est-ce qu’on en fait des prisonniers ? demande encore Bouvier.

— Dans l’espace, on les exécute immédiatement.

— Et à terre ?

— Ils sont réduits en esclavage.

— Les femmes aussi ?

— Naturellement.

— C’est pour cela qu’ils se battent chaque fois comme des sauvages.

— Comme nous.

— L’enjeu en vaut chaque fois la peine, évidemment.

Chaque fois oui. Dans l’espace, une victoire a des conséquences incalculables pour les colonies. Si les Althées acceptent le combat et s’ils sont vaincus, tout le système de Thuban avec ses onze planètes habitables sera définitivement conquis et il cessera d’appartenir à la périphérie de notre empire pour s’incorporer aux lignes arrière, car nous gagnerons immédiatement le système suivant.

Une tranquillité assurée pour plusieurs siècles, peut-être pour toujours. Un service régulier de cargos marchands, un afflux de matériel et d’émigrants. Une police de l’espace qui se chargera de réduire les colonies althées.

Nous avons tous appartenu à cette police de l’espace. C’est le dernier échelon de la hiérarchie militaire avant le titre de « combattant ». Vainqueurs, nous les alerterons immédiatement et ils nous rejoindront dans leurs petits avisos quatre fois plus rapides que nos lourds vaisseaux.

Nous puiserons dans leurs rangs de quoi porter notre effectif à trente-cinq hommes et ils récupéreront l’aspirant que nous avons sélectionné sur Thuban I.

Une promotion pour une dizaine des leurs. Une promotion à la valeur et à l’efficacité. Puis ce sera la grande aventure. La vraie. L’entrée dans une galaxie inconnue et déjà fortifiée.

L’attaque-surprise des premières colonies de l’ennemi pour permettre à une vague préliminaire de nos propres émigrants de s’installer.

Les survivants althées serviront de main-d’œuvre. Ils travailleront durement pour leurs nouveaux maîtres. Des maîtres implacables, souvent féroces, car les premiers colons sont toujours recrutés dans la lie des populations, parmi les inadaptés dont la société en pleine évolution cherche à se débarrasser.

Dans l’espace, les Terriens ont retrouvé de vieilles lois ancestrales, celles de la jungle. Les mondes vierges ne se partagent pas. Ils ne peuvent appartenir qu’à des vainqueurs impitoyables.

Il en était ainsi aux âges farouches. La civilisation suit lentement. Avec ses incohérences et ses reniements. A l’arrière, les mondes se policent et perdent leur sauvagerie initiale.

Sur Syra, déjà, des descendants d’Althées ont reçu le titre de citoyen et, en dehors du fait que les carrières militaires leurs sont interdites, on les considère comme égaux aux Terriens.

Seulement, à la périphérie, une telle mansuétude n’est pas possible. La moindre faiblesse engendrerait un désastre. Les conquérants sont inhumains par définition, et c’est la raison pour laquelle toutes les sociétés finissent par renier ceux qui ont assuré leur grandeur quand elles n’ont plus besoin d’eux ou qu’elles s’imaginent pouvoir s’en passer.

 

 

Mon poste de combat ! Les quatre torpilleurs individuels de mon commando ont été sortis de leurs alvéoles lorsque le commandant a lancé le signal d’alerte générale.

Huit mètres de long, trois de large. Un véritable vaisseau miniature aux moteurs alimentés par une pile atomique et pourvu de réacteurs pour les vols en atmosphère.

Leur armement est formidable. Un cerveau électronique les dirige suivant les impulsions du pilote qui peut s’en affranchir pour certaines manœuvres où l’automatisme ne joue pas.

Bouvier m’adresse un sourire avant de se diriger vers son appareil. Je suis déjà devant le mien. Le sas d’accès réglé sur mes ondes biologiques s’ouvre tout seul. J’attends qu’il se soit refermé avant d’entrer dans le poste de pilotage.

Tous mes gestes sont coordonnés, rendus automatiques par un long entraînement. Je m’assieds dans mon fauteuil en face du tableau de bord et je me sangle soigneusement avant de mettre mes appareils en marche, en activant le système de direction du torpilleur.

Immédiatement il pivote sur lui-même pour se pointer, prêt à l’évacuation dont l’angle sera déterminé par le commandant selon les nécessités de la bataille qui va peut-être s’engager.

A ma droite, légèrement en retrait, Bouvier doit accomplir les mêmes gestes. A ma gauche, Law. Derrière moi, Berga. Nous formons une bonne équipe, soudée, rodée.

Mon écran transmetteur s’éclaire :

— Berga, chef. Paré !

Tout jeune. Une fine moustache souligne sa lèvre. Cheveux noirs, teint basané. Des lèvres d’enfant. Il y a un an, il appartenait encore aux forces de la police spatiale.

Son image s’efface presque tout de suite, immédiatement remplacée par celle de Bouvier.

— Bouvier, chef. Paré !

Coulé fondu :

— Law, chef. Paré !

Un roux, Law, avec une grosse figure aux traits grossiers. Une peau rugueuse, de grosses lèvres épaisses. Bon vivant. D’apparence plutôt indolente, mais il ne faut pas s’y fier.

A moi maintenant. Je me branche sur le poste clef :

— Commando Barra. Prêt à décoller, commandant.

Le visage étroit et énergique de Dûrer s’inscrit sur mon écran. Lèvres minces, peau tannée et comme parcheminée. Pommettes saillantes. Regard impérieux sous d’épais sourcils en broussaille.

Il a beaucoup d’affection pour moi, alors j’ai droit à un sourire pendant que de sa voix sèche il me résume la situation :

— Vaisseau de guerre althée dans le champ de nos détecteurs de distance. Il nous a repérés également, mais, au lieu de chercher à décrocher, il fonce pour nous rejoindre.

Il a un rire semblable à une sorte de grondement avant d’ajouter :

— Pour une fois.

— Nous allons nous battre alors ?

— Oui. Le sort de Thuban va se jouer.

Ses lèvres se retroussent dangereusement :

— Sur Canopus, nous avons dû les poursuivre longtemps avant de les obliger au combat. Ici ils le cherchent. Je me demande ce que cela présage.

Un instant son visage se fige puis il paraît se secouer :

— C’est vous qui porterez le coup décisif, Barra. Les bombes thermonucléaires sont accrochées à vos torpilleurs.

— Merci pour l’honneur que vous me faites, commandant.

— Je sais pouvoir compter sur vous.

Pas de recommandations spéciales ou de paroles héroïques pour me monter le bourrichon. A quoi bon ? Nous ferons tous le maximum. Dans l’espace, pas d’alternative. La moindre négligence serait fatale et, compte tenu des moyens dont nous disposons, tout le sort d’une bataille dépend le plus souvent d’une manœuvre heureuse ou d’une anticipation.

 

 

L’image du commandant s’efface sur mon écran qui se branche dans le vide grâce à ses relais de détection. La silhouette du vaisseau ennemi commence à se dessiner.

Les nôtres ont la forme de coupes renversées, ceux des Althées plus hauts ressemblent à des obus tronqués, hérissés d’antennes. Nous les appelons des pelotes d’épingles.

Peu de différence dans nos armements respectifs. Des écarts de puissance, compensés par des vitesses plus grandes ou vice versa. Nos tactiques aussi sont à peu près uniformes.

Pratiquement invulnérables, les vaisseaux de guerre. Du moins, en tant que masses opposées l’une à l’autre, car ils s’entourent d’un champ de force, dès qu’ils se trouvent à portée de l’artillerie lourde de l’adversaire.

Seul, un torpilleur individuel peut les atteindre en se vrillant dans le champ de force pour aller coller au flanc du mastodonte une charge thermonucléaire qui le désintégrera,

C’est la mission dont le commandant vient de me charger.

Le soin de conclure ! Bouvier doit être comblé. Il ne pouvait espérer pareille apothéose pour son premier contact avec les Althées. Nous serons engagés les derniers et nous pourrons donc assister à toute la bataille.

Lorsqu’il découvrira une faille ou une faiblesse dans le dispositif adverse, le commandant nous libérera brusquement pour porter le coup décisif. Dans des heures, des jours ou dans les premières minutes.

Ce sera une course folle de nos torpilleurs lancés immédiatement à pleine vitesse avec leur tête prenant automatiquement leur mouvement de vrille qui atteindra une intensité fabuleuse au moment où nous toucherons le champ de force.

 

 

L’astronef althée se trouve encore à quelques centaines de milliers de kilomètres, mais la distance qui nous sépare diminue rapidement. Le Galgalan. Ce nom est inscrit en idéogrammes althées à l’avant du vaisseau, mais je peux le déchiffrer.

Je parle et je lis d’ailleurs couramment l’althée, car cela fait partie de notre formation militaire. Les minutes coulent, lentes, obsédantes. Dans une solitude impressionnante.

Dans les temps anciens, on se battait au coude à coude alors que, maintenant, nous sommes isolés dans nos machines. Ça devait être grisant. L’exemple des uns entraînait les autres. Pour nous, le combat est devenu l’application d’une méthode. L’héroïsme est intime. Pas de spectateurs. Pas de camarade pour apprécier et qui sait, plus tard, raconter l’exploit.

Les exploits n’existent plus. Une fois expulsés dans l’espace tous nos gestes en seront.

 

 

Le vaisseau althée vient de s’immobiliser et son image se fait plus floue. Il vient de s’isoler dans son champ de force. Une dizaine de kilomètres nous séparent et ces dix kilomètres représentent notre champ de bataille.

Brusquement nous percevons une sourde détonation et nos torpilleurs se mettent à vibrer. Le commandant vient de lâcher une salve de percutants lourds. Nous les voyons filer dans le vide en direction du navire ennemi, longs monstres fuselés dont la charge en explosant pourrait souffler une planète entière.

Bravo ! Nous avons pris l’avantage et il sera sans doute décisif. Certes les Althées vont détruire nos percutants en les faisant exploser en plein vol grâce à leurs paradestructeurs, mais ils s’embraseront plus près de leur vaisseau que du nôtre ce qui nous permettra de lancer nos torpilleurs de combat les premiers.

Les Althées vont se trouver acculés à la défensive tout de suite. Et ils ne ripostent même pas. Je ne vois pas sortir leurs paradestructeurs. Qu’est-ce que cela signifie ? Si nos percutants explosent contre leur champ de force, je serai sur eux avec mes torpilleurs avant que leur vaisseau ait retrouvé sa stabilité.

— Commandant. Que se passe-t-il ?

— Je n’en sais foutre rien. D’autant plus qu’ils ont cherché l’engagement.

— Une nouvelle tactique ?

— Insensée. Enfin nous verrons bien.

Fataliste, le commandant. Les nerfs tendus, j’observe le déroulement de la scène. Inquiétante, cette absence de riposte. Ah ! voilà. Ils se décident. On dirait qu’ils ont délibérément cherché à faire exploser nos percutants le plus près possible de leur champ de force… Mais…

— Commandant. Ce sont des torpilleurs qu’ils viennent de lâcher.

— Je vois.

— Ils vont se faire désintégrer par l’explosion.

— Leur commandant le sait aussi, nom de Dieu !

La voix de Dûrer reflète brusquement une angoisse, mais ce n’est pas le sort du commando althée qui le préoccupe.